L’entretien semi-directif est une méthode de recherche qualitative largement utilisée dans les domaines des sciences humaines et sociales. Cette approche permet d’obtenir des données riches et détaillées sur les opinions, croyances et motivations des individus interrogés. Dans cet article, nous aborderons les principales caractéristiques de l’entretien semi-directif ainsi que les étapes pour sa mise en œuvre.
Qu’est-ce que l’entretien semi-directif ?
Une méthode qualitative par excellence
L’entretien semi-directif se distingue radicalement de l’enquête par questionnaire. Alors que le questionnaire vise à produire des données standardisées sur une large population pour identifier des régularités statistiques, l’entretien cherche à saisir la singularité d’une expérience. Il permet de comprendre comment des individus ou des groupes vivent leurs relations avec les autres, les institutions ou des phénomènes sociaux spécifiques.
Le caractère « semi-directif » réside dans l’équilibre subtil entre la structure et la liberté. Le chercheur prépare une grille de thèmes et de questions, mais celle-ci n’est pas un script rigide. C’est un guide qui assure que les sujets importants sont couverts, tout en laissant à la personne interrogée la latitude de développer sa pensée, de raconter son expérience et d’aborder des aspects imprévus. La conversation prime sur l’interrogatoire.
Origines et fondements théoriques
Née au XIXe siècle dans les champs de la psychologie clinique et de l’enquête sociale, cette méthode s’est développée au XXe siècle, notamment sous l’influence de la sociologie compréhensive de Max Weber. Le postulat fondamental est que les phénomènes sociaux ne peuvent être expliqués sans comprendre le sens que les acteurs donnent à leurs propres actions.
Sur le plan épistémologique, l’entretien semi-directif s’inscrit souvent dans la logique de la Grounded Theory (Théorie Ancrée), popularisée par Anselm Strauss. Dans cette perspective, la théorie n’est pas une hypothèse abstraite à vérifier, mais elle émerge par induction à partir des données de terrain. Le discours des enquêtés est la matière première à partir de laquelle la compréhension et les hypothèses de recherche sont construites.
Les objectifs de l’entretien semi-directif
L’entretien vise à atteindre un double objectif :
- Informatif : Recueillir des données factuelles sur des processus, des événements, des institutions ou des pratiques. L’enquêté est considéré comme un informateur détenant un savoir précieux.
- Compréhensif : Accéder à la dimension subjective de l’expérience de l’enquêté, c’est-à-dire ses représentations, son système de valeurs, ses croyances et ses émotions.
La qualité d’un entretien dépend largement de la capacité du chercheur à adopter une posture d’empathie et d’écoute active, lui permettant de naviguer entre ces deux objectifs et d’adapter son guide en temps réel.
L’application dans l’évaluation des politiques publiques
L’entretien semi-directif est un outil particulièrement puissant pour évaluer les politiques publiques, car il permet d’ouvrir la « boîte noire » de l’action publique. Il est utile à trois niveaux principaux.
1. Clarifier les objectifs d’une politique
Les textes officiels présentent souvent une version consensuelle des objectifs d’une politique. L’entretien permet d’aller au-delà en interrogeant les acteurs décisionnels (politiques, hauts fonctionnaires). Il donne accès de manière rétrospective aux débats, controverses, compromis et arbitrages qui ont façonné la politique, révélant les logiques institutionnelles et les intérêts qui sous-tendent sa formulation.
2. Analyser la mise en œuvre sur le terrain
Pour comprendre comment une politique se traduit en actions concrètes, il est essentiel d’interroger les agents de première ligne (enseignants, travailleurs sociaux, policiers, etc.). L’entretien semi-directif, en complément de l’observation, permet de saisir :
- Le récit que les agents font de leurs conditions de travail.
- Les représentations qu’ils se forgent de leurs publics.
- Les pratiques d’adaptation et les dilemmes qu’ils rencontrent en appliquant la règle à la diversité des situations.
3. Étudier la réception et les effets
Au-delà de la mesure quantitative des impacts, l’entretien permet de comprendre comment une politique produit ses effets. Le concept de réception (Anne Revillard, 2018) est ici central. Il s’agit d’analyser les interactions entre :
- L’appropriation par les destinataires (comment ils comprennent et utilisent la politique).
- Les effets matériels et symboliques que la politique génère pour eux.
Une même politique peut avoir des significations très différentes selon les populations, ce qui explique la variation de ses effets. L’entretien semi-directif est la méthode privilégiée pour explorer cette subjectivité.
Cas pratique : L’approche de l’évaluation réaliste
Théorisée par le sociologue Ray Pawson, l’évaluation réaliste est une approche qui illustre parfaitement l’usage sophistiqué de l’entretien semi-directif.
Le cadre d’analyse CMO
L’évaluation réaliste ne demande pas « Est-ce que cette politique fonctionne ? », mais plutôt : « Qu’est-ce qui fonctionne, pour qui, dans quelles circonstances, et comment ? ». Elle postule que les effets d’une politique dépendent de l’interaction entre trois éléments :
- Contextes (C) : Les conditions dans lesquelles la politique est mise en œuvre.
- Mécanismes (M) : Les processus (souvent invisibles) que la politique déclenche chez les individus.
- Outcomes (O) : Les effets ou résultats observés.
L’objectif est de formuler et de tester des hypothèses sur ces interactions (hypothèses CMO).
L’entretien comme dialogue « enseignant-apprenant »
Dans ce cadre, l’entretien suit une logique de « teacher-learner function ». Le chercheur et l’enquêté échangent alternativement les rôles d’enseignant et d’apprenant. Ana Manzano (2016) distingue trois phases :
- Glanage de théories (Theory Gleaning) : Les premiers entretiens servent à recueillir auprès des acteurs des hypothèses sur les liens entre contextes, mécanismes et effets.
- Affinage théorique (Theory Refining) : Les entretiens suivants sont moins standardisés et visent à examiner en détail les hypothèses les plus prometteuses avec différents interlocuteurs.
- Consolidation théorique (Theory Consolidation) : Le chercheur (en position « d’enseignant ») expose sa compréhension du programme à l’enquêté, qui réagit en apportant des exemples concrets pour confirmer ou infirmer la théorie.
Comment mener un entretien semi-directif de qualité ?
La rigueur d’une enquête par entretiens repose sur plusieurs critères essentiels.
1. Le choix des participants (l’échantillonnage)
La validité ne repose pas sur la représentativité statistique. Le principe est de constituer un échantillon diversifié en interrogeant des personnes occupant des positions différentes par rapport à l’objet d’étude. L’objectif est de saturer la diversité des points de vue, des expériences et des pratiques. Un nombre de 20 à 30 entretiens est souvent considéré comme une bonne base pour atteindre ce point de saturation.
2. La préparation : le guide d’entretien
Le guide est un document évolutif qui structure l’entretien. Il ne s’agit pas d’une liste de questions à poser dans l’ordre, mais d’une trame comportant :
- Une consigne de départ large pour lancer la narration de l’enquêté.
- Des thèmes généraux à aborder.
- Des relances et des questions plus précises pour obtenir des informations ciblées.
3. La conduite de l’entretien : posture et techniques
L’art de l’entretien consiste à alterner entre des moments de narration libre et des moments plus directifs. Le chercheur doit faire preuve d’une écoute active, savoir rebondir sur les propos de l’enquêté, poser des questions de clarification et gérer le temps sans brusquer la conversation. La posture doit être neutre et bienveillante pour instaurer un climat de confiance.
4. Le traitement et l’analyse des données
C’est une étape décisive. Elle commence généralement par la retranscription intégrale des entretiens. Ensuite, le chercheur procède à une analyse de contenu, souvent thématique et comparative :
- Les entretiens sont « découpés » et codés selon des catégories d’analyse.
- Les informations sont croisées et comparées entre les différents entretiens.
- L’analyse vise à produire une interprétation globale et circonstanciée, en lien avec le cadre théorique de la recherche.
Atouts et Limites de la méthode
Les atouts
- Profondeur des données : Fournit des données riches et nuancées, indispensables pour comprendre les processus, les logiques d’acteurs et le « pourquoi » derrière les phénomènes.
- Flexibilité : La méthode peut être modulée pour privilégier soit sa dimension informative (collecte de faits), soit sa dimension compréhensive (exploration du vécu).
- Compréhension des processus causaux : Essentiel dans le cadre des méthodes mixtes, l’entretien permet d’interpréter les résultats d’une évaluation quantitative (par exemple, une expérimentation randomisée) en expliquant les processus qui ont mené aux impacts mesurés.
Les limites et complémentarités
- Absence de généralisation statistique : Les résultats ne peuvent pas être généralisés à l’ensemble d’une population. La généralisation est théorique (montée en généralité par la construction de cas-types ou d’idéaux-types).
- Nécessité de triangulation : Pour une preuve robuste, surtout dans une démarche purement qualitative, les données d’entretiens doivent être croisées avec d’autres sources (observation directe, archives, documents écrits).
- Dépendance à la parole : L’entretien recueille ce que les gens disent, ce qui peut différer de ce qu’ils font. C’est pourquoi le croisement avec l’observation est souvent crucial.
Conclusion
Loin d’être une simple conversation, l’entretien semi-directif est une technique de recherche exigeante et rigoureuse. Il constitue une porte d’entrée privilégiée pour comprendre la complexité du monde social, les logiques d’action des individus et les effets réels des politiques publiques. En donnant la parole aux acteurs, il permet de construire une connaissance fine et contextualisée, indispensable à toute analyse en profondeur des phénomènes sociaux.
